** . . .: Le Mystère de La Palourde (le texte noir) 2ème partie

30 janvier 2007

Le Mystère de La Palourde (le texte noir) 2ème partie

Jack eut tout de suite un sentiment étrange dans la bouche; il crut dans un premier temps qu'il s'était mordu la langue en réfléchissant trop, mais il se ravisa, et s'aperçut bien vite qu'il était suivi. En regardant plus attentivement dans son rétroviseur, il vit trois formes indiscibles qui se précisèrent nettement au passage d'un lampadaire à l'ampoule toussotante. Ces formes froides et grossières étaient celles de trois Vespas téméraires qui avançaient en formation rapprochée, sous des airs plus que menaçants. Jack fut tout d'abord pris de stupeur, et sans prendre plus le temps de méditer sur la répercussion de ses actes, il accélèra dangereusement, dépassant ainsi la limite de vitesse qui lui avait été imposée par les capacités affriolantes de sa machine. Il enchaîna virages serrés sur virages serrés, décornant au passage quelques malheureux panneaux indicateurs et un couple de nains de jardins involontaires qui décoraient les trottoirs. Mais les trois poursuivants s'accrochaient encore, gagnant du terrain à chaque grossier écart de conduite de Jack. La petite troupe approchait de South Lincoln Road, luttant avec les éléments et avec une fatigue musculaire chronique. Ce coin de la ville, Jack le connaissait bien, pour y avoir passé les plus jeunes années de sa vie. Il savait donc que South Lincoln était une rue longue et droite, qui avait l'ambigüe particularité de s'étendre sur plusieurs kilomètres sans croiser la moindre route. Il l'avait longtemps appelée La Route Solitaire. Voilà pourquoi l'inquiétude le gagna peu à peu, alors que son moteur s'affolait, arrivant avec peine à comprendre toutes les sollicitations de sa boîte de vitesses. Les ennemis infatigables qui ne lâchaient ni Jack, ni sa voiture, depuis plus de cinq kilomètres, étant plus rapides que lui, allaient assurément le rattraper d'un instant à l'autre, car il ne pouvait plus compter sur les virages manoeuvrés avec classe pour les distancer. Tout à coup, alors que personne ne lui avait rien demandé, une musique entraînante s'élança dans la poursuite avec eux. Jack tendit l'oreille, pour entendre avec une angoisse qu'il ne contrôlait plus, LA musique. Cette musique qu'il avait tenté d'effacer de sa mémoire pendant les treize dernières années de sa vie; cette musique qui lui remémorait des images insoutenables de perversités, des odeurs inqualifiables, des situations accablantes de ridicule et de niaiserie...... LA musique de Benny Hill.

C'en était trop pour Jack la Palourde. La seule chose qu'il lui restait à faire était de prendre le large, d'appuyer le plus fort possible sur le champignon, jusqu'à le réduire en purée.

Ce qu'il fit. Et le résultat dépassa tous ses espoirs : Mettant tout son courage en oeuvre, il joignit le geste à la pensée, et d'un coup de tong affuté, écrasa le pauvre champignon qui n'avait rien compris à la combine. La R 11, grisée par la subite prise de vitesse n'en croyait pas ses jantes en papier alu d'occasion, et pendant une brève perte de conscience euphorique s'éclata un enjoliveur contre une grille d'arbre qui dépassait insidieusement de la chaussée.

"Dommage !", beugla Jack, qui avait d'autres priorités à cet instant précis. Mais les événements n'eurent pas une portée aussi peu fructueuse, car à peine l'enjoliveur s'était-il détaché de l'admirable carlingue, qu'il fut ejecté vers les étoiles dans une splendide profusion de scintillements. Et après avoir vu de plus près la voûte céleste, il sombra dans la nostalgie du monde d'en bas, et décida fermement de revoir sa Normandie. Hélas, il avait mal calculé sa trajectoire de retour sur Terre, et c'est un lampadaire qu'il revit, et bien nettement, puisqu'il vint en pleurs s'éxploser contre l'ampoule municipale qui recouvrait la scène. Il y eut ensuite une pluie fantastique, entremêlée de minuscules morceaux de verre brisé et de gouttes de pluie sales et noires à force de tomber. Les trois Vespas, aveuglés par cette absence de lumière, se crurent trahis, et perdant tous leurs moyens, roulèrent sauvagement sur le verre qui parsemait devant eux une bonne partie de la chaussée. Les pauvres motards, perdant tout contrôle de leurs engins se rétalèrent sur le bitume, s'entrechoquant joyeusement de flaque en flaque.

Et Jack qui n'avait plus guère de quoi s'inquiéter se souvint alors du message, celui qui l'avait amené à sortir de chez lui ce soir, où la noirceur de la nuit se reflétait dans celle de la route. Il continua donc son chemin, plus décidé que jamais à aller voir son indicateur.

La route s'avèra bien monotone par la suite, ce qui permit à Jack de réfléchir quelques peu au sens de son épopée nocturne. Tout en démêlant ses hypothèses de ses pensées les plus sordides, il prit conscience de l'absence de clarté dans sa vie actuelle. Depuis combien de temps n'avait-il pas vu la lumière chaude et éblouissante du Soleil ? Pendant ce temps, qui sembla être une éternité à Jack, le nombre oppressant des immeubles diminuait, laissant peu à peu la place à d'étranges terrains vagues, vestiges d'une époque de révolution industrielle cataclysmique.

Puis vint la zone portuaire, dans les méandres de laquelle la spectrale Renault 11 Custom de Jack vidait laborieusement son réservoir meurtri par l'érosion. Son rythme ralentit progressivement, et le moteur erreinté finit par se taire.

L'endroit était désert, de telle sorte qu'un étranger à ce lieu n'aurait jamais pu avoir la folle idée qu'il était habité. Le vent s'était désormais assagi, et Jack se mouvait, tel une ombre, dans un épais et vaporeux nuage de fumée blanche émanant de son moteur en fusion.

Il se dirigea vers une grande bâtisse à l'allure aussi froide que le slogan peint majestueusement dessus :

POISSONNERIES LAMOULE,
y'a que çà de bon !

"J'ai déjà entendu çà quelque part....", se dit-il avec sagesse. Puis, zigzagant entre des ammoncellements de caisses éventrées et de flaques d'huiles putrides, il arriva au terme de son voyage, au but qu'il s'était fixé depuis son départ de Black River Street, il arriva . . . . . .
à l'Embarcadère. C'était une vaste étendue d'eau noire et polluée, sur les extrémités de laquelle s'avançaient trois malingres jetées délabrées par la marée radioactive. Des fumerolles noircissaient ce théâtre vide et olfactif, surplombé de minces poutrelles d'acier qui attendaient le retour au foyer de leurs boulons disparus. Assis tranquillement sur la dernière jetée avant l'Océan, un homme scrutait l'horizon dans le silence grisant des clapotis de vagues sans écume.

Dépassant les obstacles sinistres qui infectaient l'endroit, Jack s'avança sur la butée, en escaladant un à un chacun des rochers noirs de crasse qui s'étalaient là, luttant depuis plusieurs siècles contre les éléments. Arrivé au niveau de l'homme solitaire, il l'interpela doucement :

"Bonsoir Ted....Ca mord ?
-Oh! Petitement petitement.....
Je pense que la pêche au boulon c' est pas ce qu'y a de mieux.
-Tu m'en dira tant. Pffff.....Quelle soirée de merde !
-Eh ben quoi ? Qu'est-ce qu'y a ?
-Y'a rien. C'est juste que je viens de manquer de mourir en prenant
ma voiture; et puis je me suis brouillé avec ma porte.
-Faut pas rejeter la faute sur les autres !
Après tout, c'est toi qui l'a choisie cette tire !
-Bon laisse tomber....Je viens pas pour te parler de çà de toute façon.
Y'a autre chose...."
A ces mots, Teddie esquissa un regard muet. Puis Jack continua, l'air tourmenté :
"Voilà, ce que j'ai à te dire n'est pas facile à dire....
-Tu m'étonnes. La preuve : tu viens de faire une répétition,
privant ainsi ta phrase de toute classe....
-Oh ! Ta gueule Teddie l'Entreposeur !
-M'appelle pas comme çà,
tu sais bien que çà m'indispose moralement !
-Bon, n'en rajoute pas ! Laisse-moi raconter mon histoire.....
Voilà, j'étais tranquillement installé chez moi quand tout à coup,
j'entends du bruit derrière la porte.
Alors, n'attendant ni une, ni deux, je vais l'ouvrir....
Et là, personne. Pas un rat mort.
Donc, je baisse les yeux,
et je tombe sur un vieux papier tout froissé qui ne fait aucun bruit.
Et tu devineras jamais ce qu'y avait marqué dessus...
-Ah bon ?
-Des menaces, mon pote ! Des menaces de mort !
-Fais voir !

Jack la Palourde tendit froidement à Ted l'Entreposeur, le papier qui était la cause de tous ses malheurs. Ted remarqua alors une lueur grise dans l'oeil gauche de Jack, qui lui fit lever le sourcil avec excès. Puis l'Entreposeur scruta le morceau de papier avec curiosité, ce qui lui prit plus de temps que prévu. Après 13 minutes d'un silence angoissant au possible, le visage de Ted s'embrasa soudain d'une étrange expression, et il partit dans une longue plainte froide, parsemée de remous ondulatoires, qui n'avait rien d'humain. Jack crut d'abord que c'était le choc, l'effroi qui faisait son apparition chez son ami; mais il finit par se rendre à l'évidence : Teddie riait. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, Ted l'Entreposeur pleurait de rire....

Mais il s'arrèta net quand Jack, encouragé par un surplus de fatigue, lui décolla une beigne en pleine mâchoire, ce qui eut le mérite de ramener l'autre à la raison, et du même coup, d'encastrer sa sixième molaire droite dans un vieux morceau de ferraille mouillée qui flottait seul dans l'eau du port.

"Eh ! Calme-toi mon vieux,
pas la peine de te défouler sur ma gueule !
Je vais t'expliquer !
-Oui, j'aimerais bien...
-Bon.... Comme tu l'as sans doute remarqué,
j'ai mis du temps à comprendre le sens profond de ce message....
-Oui, et alors....
-Et alors tu t'es planté mon gars.
Ce stupide bout de résidu d'arbre n'est pas,
comme tu te l'étais figuré une menace diabolique au funèbre dessein....
C'est juste une lettre d'expropriation bizarrement formulée,
dont la pluie et le vent ont défiguré le sens.
Voilà pourquoi elle a été chiffonnée et déchirée partiellement.
Et c'est cela que tu aurais dû lire tantôt.

Là-dessus, Ted étendit les bras vers le Soleil naissant, et lu par transparence la maudite lettre spectrale :

Mon cher Jack,

votre vie ne vaut vraiement plus la peine d' etre vecue;...
Partez ou prenez des vacances, ici, c'est mort...
Je serais ravi de signer votre expropriation.

Mr Rickebuch,
proprietaire d' une usine a bois
dans le Kansas.

"Y'a comme qui dirait une nuance,dit-Jack.
Mais alors, pourquoi les Vespas ?
-C'est le plus flou de l'histoire....
Sans doute n'était-ce que trois malheureux touristes italiens,
perdus dans l'obscurité et attirés par la lumière de tes phares...

Sous le choc, Jack comprit beaucoup de choses. Il comprit d'une part, qu'en riant Ted s'était foutu de sa gueule, ce qui le fit douter de l'honnêteté d'icelui, quand il se disait son meilleur ami.

D'autre part, Jack prit conscience, treize secondes après lecture de la lettre, qu'il n'avait jamais eu d'ami.... Les dix-neuf minutes de blanc-son qui suivirent, l'amenèrent à faire le point sur sa vie passée, et à comprendre en quoi exactement, elle était merdique....


Puis la lumière du Soleil s'empara du port, le délivrant des heures sombres de la nuit, qui lui procuraient gravité et éclat intemporel. Et l'aube vint à son tour, éblouissante et spectaculaire dans son éternel renouvellement. Jack s'en empara pour accomplir la dernière étape, pour amener cette histoire à son achèvement.

C'est ainsi qu'il put s'enfuir, le coeur léger,et empli d'un nouveau souffle qui allait le maintenir sur la route jusqu'à ce que le destin décidât qu'il s'arrète. Jack prit la route le matin même sans un regard en arrière, alors que le misérable Ted, qui ne signifiait plus rien à ses yeux, agitait les bras vainement, en quête du moindre des signes de reconnaissance.

Et après bien des jours d'errance, Jack la Palourde prit la route du Nord, le Grand Nord,
où le vent s' agite tel l'existence...

fin...

k.l.b. 97

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